drums too slow for a funeral beat

ces derniers temps, j'ai la sensation étrange d'avoir retrouvé pleinement l'usage de la parole. le brouillard mental qui m'occupait l'esprit depuis plus de trois ans semble s'être enfin dissipé, et j'ai à nouveau accès à toute une panoplie d'émotions que je ne me pensais plus capable de ressentir.

quand je fais le calcul du temps écoulé et que je liste l'arsenal déployé pour me remettre sur pieds – l'arrêt de mon activité professionnelle, les médocs, les séances chez le psy, les nuits de 12h, les siestes interminables avec le chat, le self-care – j'ai un peu de mal à croire qu'il m'aura fallu trois années entières pour réellement sortir la tête de l'eau.

et puis je me repasse la bande des événements. duh, have you heard of grief? me murmure la petite voix acerbe qui commente toutes mes réflexions.

alors oui, évidemment que j'étais familière avec la tristesse et l'abattement qui succèdent à la perte d'un être cher. des deuils, comme tout le monde, j'en avais traversé un certain nombre. certains plus douloureux que d'autres, mais toujours des deuils dont j'avais pu parler à des oreilles attentives et compatissantes. des deuils qui semblaient compréhensibles par le commun des mortels (no pun intended). des accidents fatidiques, des fins de vie attendues, des ruptures douloureuses. sans doute parce que ces deuils-là avaient la particularité d'être universels, ils m'avaient été tolérables. 

et puis a débarqué le cancer, poison sournois aux rouages implacables, vaste machine à broyer les corps et les âmes. le cancer qui, en plein mois de juillet et dans une synchronicité morbide, m'a simultanément privée de deux personnes auxquelles mon histoire personnelle est intimement liée. la première, 32 ans, était mon amie et la personne à qui je dois tout ce qui m'est de plus cher depuis dix ans. l'autre, un homme de 71 ans à qui je ne dois rien depuis l'enfance, était mon père.

a day, a week, a month, a year

j'avais la tête dans les cartons quand tu as appelé pour dire qu'on t'avait trouvé au niveau du bas ventre un truc pas très rassurant et que tu allais devoir faire des examens complémentaires. tu t'étais empressée d'ajouter qu'il y avait 50% de chances pour que ce soit bénin et qu'il ne fallait pas trop s'inquiéter.

on ne saura jamais ce qui a fait que tu t'es retrouvée du mauvais côté de l'équation mais, à partir de ce jour de juin, plus aucune statistique ne t'as épargnée.      

dans les premiers temps, on a bien tenté de se rassurer en faisant la liste d'arguments à première vue rationnels : tu avais la trentaine, une bonne santé par ailleurs, ta prise en charge avait été éclair, tu étais suivie par des spécialistes reconnus au niveau mondial. devant les mauvaises nouvelles qui s'empilaient, on s'interdisait de trop spéculer, en essayant de nous calquer sur le modèle de pensée que tu avais adopté. prenant le parti d'accepter chaque étape avec patience et résolution, tu nous racontais la réalité des traitements avec une désinvolture déconcertante et arborais avec autant de fierté tes turbans colorés, tes perruques et ta tête rasée. tout ce qui, à nous, paraissait si lourd, tu parvenais à rendre léger. 

plus tard, quand le protocole de soins a commencé à t'affaiblir, l'énergie collective a pris le relai pour te rendre plus supportable le quotidien – remise en état de ton appart, repas fait maison livrés à ta porte, vidéos de nous faisant des trucs cons pour te faire rire, carnets de jeux façon cahiers de vacances pour faire passer plus vite les hospitalisations. plus le temps passait, plus on se raccrochait à l'idée naïve qu'en t'entourant de tous nos bras, tu ne partirais pas. on savait, pourtant, que face à un ennemi décidé à faire sien des territoires qui ne lui appartiennent pas, tout ça ne suffit pas. 

en avril, la nouvelle est tombée que le cancer était terminal. il n'était désormais plus question de traitement, mais de jours restants.

mon esprit a longtemps buté sur l'absurdité d'un tel diagnostic. encore réfugiée dans l'illusion qu'il existait forcément une solution, je m'indignais contre l'idée que des médecins (des spécialistes !) puissent renoncer. quelques mois plus tard, je retomberais sur un titre que j'écoutais en boucle à cette époque, sans avoir jamais fait attention à la fin du premier couplet.

The doctor said "We are unfortunately
running out of options to treat",
what a funny way to speak.
— Black Country New Road

when out of ICU, you'll cringe at all the i love yous

autour de ce qui serait notre dernier verre en tête-à-tête, tu me décrirais non pas la peur de mourir, mais la peur de laisser derrière toi ceux à qui tu avais promis d'être là. j'avais envie de te dire combien on t'aimait et à quel point tu allais nous manquer, mais ça ressemblait beaucoup trop à un au revoir — d'autant que les médecins te donnaient encore trois mois, et que les billets de train étaient pris pour se revoir quelques semaines plus tard. alors on s'est serrées dans les bras, on s'est dit « à tout vite », et j'entends encore ta voix me balancer une formule complètement décalée dont toi seule avait le secret.

le matin du départ en train, j'étais au travail quand j'ai reçu l'appel de l'hôpital disant que ce serait bientôt la fin. je suis restée un long moment dans la salle de pause à essayer de canaliser le cri de rage qui obstruait ma gorge. et puis j'ai repris mes esprits, avancé mon billet au prochain départ disponible, et traversé la ville en courant pour attraper le bus de remplacement qui m'emmènerait à la gare. dans la chaleur moite du bus bondé, je t'ai envoyé un dernier message, que tu ne lirais jamais. je voulais simplement te dire qu'on arrivait, qu'on était déjà là, avec toi.

quelque part à mi-chemin des 300km qui nous séparaient, le second appel est arrivé.

so i keep you by my side, i will not give you to the tide

sans qu'on y puisse quoi que ce soit, ce week-end avec toi s'est transformé en une longue veillée funéraire dans ton appartement, empli des rires et des pleurs de ceux qui t'étaient le plus cher. et, comme il fallait sans doute ajouter à l'absurde pour éponger le tragique, le lendemain fût consacré à la traque désespérée de ton chien, échappé du parc où on s'était posés pour se changer les idées. il fallait nous voir, à peine 48h après ton décès, quadriller jusque 3h du matin les abords des buttes chaumont et alpaguer d'un air affolé les clients des bars du quartier en brandissant l'écran de nos téléphones pour demander : « avez-vous vu ce chien ? ».

dans les jours qui ont suivi, on s'est très vite coordonnés pour tout organiser. tu avais laissé des consignes claires, si bien qu'il fût facile de travailler de concert, guidés par tes talents de chef d'orchestre : les meubles à donner, tes affaires personnelles à se partager, l'urne funéraire à commander, ton portrait à imprimer, les photos à rassembler, la péniche à décorer. j'aime à penser que tout ce temps, tu nous observais nous affairer : lovés les uns contres les autres dans la grande chambre d'amis à essayer de coucher sur papier le texte de la cérémonie, ou retenant notre souffle pour casser l'urne avant de la recoller, comme c'était ton souhait. 

instinctivement et sans imaginer que quiconque aurait un jour envie de les regarder, j'ai pris pas mal de photos de ces journées hors du temps, où l'on saisissait encore à peine l'incohérence de ce qui venait d'arriver. chacun de ces clichés témoigne à sa façon de l'amour qu'on te portait et de l'amitié qui nous lie. avec le recul, je suis infiniment reconnaissante d’avoir ces quelques fragments auxquels me raccrocher.

good grief baby, there's no such thing

une fois la cérémonie passée, il n'y avait plus de feuille de route commune pour le chemin à parcourir, ni de temps suspendu pour absorber l'onde de choc de ce qu'on venait de traverser. sans possibilité de réclamer à quiconque un quelconque répit, il a bien fallu se résoudre à laisser le quotidien reprendre sa course.

très vite, je me suis retrouvée rattrapée par l'autre réalité que j'avais jusque-là réussi à différer : mon père était mort dans un hôpital public à l'autre bout de la france, sans personne à ses côtés, et je ne savais même pas ce qui lui était arrivé. de son existence insaisissable, il ne me restait qu'un acte de décès sommaire et le souvenir de mon enfance violentée.

désireuse de comprendre ce qu'avaient pu être ses derniers mois, j'ai ainsi découvert que lui aussi se savait condamné par le cancer depuis le mois d'avril, avant de me heurter à une autre réalisation, celle-ci plus douloureuse : alors même que mon père avait été naturalisé citoyen français, son cercueil avait été scellé et son corps rapatrié à la hâte vers la terre où il était né, sans qu'à aucun moment on ne m'informe de ce qui se jouait. ce faisant, on m'avait non seulement dépossédée de l'opportunité d'un simple au revoir, mais aussi privée d'un choix auquel il m'appartenait seule de renoncer.  

sans autre alternative que d'accepter que je devrais désormais faire sans explications ni quelconque forme de réparation (celles-là mêmes que j'avais passé toute une vie à attendre), j'ai tenté de reconstituer les quelques pièces de puzzle dont je disposais : un avis de recherche publié sur une page facebook, le rapport du service de cancérologie de l'hôpital, et un numéro de téléphone commençant par +216.

privée du réconfort d'un défunt à veiller, il me revenait malgré tout d'assurer seule les démarches administratives lunaires d'un décès survenu dans le cadre d'un lien familial rompu : réunir les factures impayées, faire stopper les prélèvements, calmer les créanciers menaçant d'envoyer les huissiers, contester des contraventions commises après le décès, et s'époumoner, jour après à jour, à répéter que non, les codes d'accès et autres réponses aux questions de sécurité ne sont pas la résultante naturelle d'un lien de parenté.  

dans les mois qui ont suivi, j'ai perdu mon travail, 8 kilos et toute capacité à supporter la dissonance de la vie qui continue, là où la mienne m'aspirait chaque jour un peu plus vers un puits sans fond de tristesse et de douleur. face à la place dévorante que le deuil réclamait, j'ai fini par céder, le laissant calfeutrer portes et fenêtres pour mieux m'enfermer dans le silence et l'isolement. 

nous sommes trois ans plus tard et j'ai la sensation étrange d'avoir retrouvé pleinement l'usage de la parole. je n'ai plus honte de parler ouvertement de la profonde détresse dans laquelle m'a plongée la brutalité de ce mois de juillet. je ne me sens plus coupable de tout ce que j'ai mis en suspens et, avec le temps, je me suis pardonnée d'avoir laissé quelques portes closes et tant de messages sans réponse. m'effacer pendant ces mois d'errance dont je croyais qu'ils ne finiraient jamais était simplement ma façon à moi de ne pas sombrer. 

car, encore faut-il l'avoir vécu pour le savoir, le deuil qui mêle la violence et l'intime ne se contente pas de passer. il débarque sans prévenir à chaque coin de rue, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. partout où il n'est pas désiré, il s'invite et vient se nicher dans les moindres recoins d'espace disponible. inlassablement, il contamine l'air que l'on respire, et asphyxie tout ce dont notre esprit se nourrit. inflexible et méthodique, il s'installe des mois durant pour mieux nous imposer ses préceptes mortifères.

et ce jusqu'à ce qu'un jour – des années plus tard – dans l'obscurité d'une chambre dans laquelle on aurait trop dormi, notre esprit engourdi s'autorise une autre pensée : ce qui a un jour vécu continue d'exister, juste là, derrière les paupières closes de notre mémoire collective.

I swear it is true, the past isn't dead,
It's alive, it is happening, in the back of my head
No future, no past, no laws of time
Can undo what is happening when I close my eyes.
— Agnes Obel